Les Contes de Madame d’Aulnoy : matérialité d’un matrimoine littéraire
Par Juliette Mermet, chargée des collections design graphique au musée
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Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, baronne d’Aulnoy, dite Madame d’Aulnoy, est une autrice révélée au tournant du 18e siècle. Elle est notamment connu pour être la première à publier un conte en France en 1690, intitulé a posteriori « L’Île de la félicité », et inséré dans son ouvrage Histoire d’Hypolite, comte de Duglas, livre second. Elle en imagine 25 au total. Elle tenait un salon littéraire très fréquenté, notamment par de nombreuses conteuses de son époque dont Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat et Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon, nièce de Charles Perrault. Ses contes, parfois satiriques sous couvert de merveilleux, étaient signés Madame D*** ou Madame d’***, protégeant ainsi sa réputation de femme noble et salonnière. Le musée de l’Imprimerie et de la Communication Graphique conserve une réédition des Contes des Fées, contenant La Chatte blanche ; et Blanche Belle, imprimée à Limoges au tournant du 19e siècle [inv. 4375]1. Ce livre de facture modeste appartient à matrimoine littéraire occulté2 et absent des récits historiques au profit du patrimoine porté par des figures telles que Charles Perrault. Madame d’Aulnoy appartient à un mouvement d’autrices dont les écrits sont lus, imprimés en de nombreux exemplaires. Elles instituent les codes d’un genre nouveau : celui du conte de fées. Leur installation progressive et durable dans le paysage littéraire et économique français sur près de deux siècles suscite la colère et la violence d’auteurs comme Boileau ou de critiques comme l’abbé Pierre de Villiers.
Un matrimoine littéraire : l’émergence des contes de fées
Tout au long du 17e et du 18e siècle, la création de cercles de sociabilité artistique et intellectuelle, présidés par des femmes hors de la Cour3 a un rôle fondamental dans la définition même des éléments structurant de ce qu’on appellera ensuite le roman moderne. Comme l’affirme l’historienne de la littérature Joan Dejean, « dans les années 1680, la France a pour la première fois une véritable tradition littéraire féminine »4. Ce mouvement de romancières révolutionne le genre du conte et s’empare ainsi de ce qui n’a pas encore été théorisé par les doctes installés institutionnellement. La réinvention du conte populaire d’origine orale et folklorique en un genre littéraire à la mode devient leur principale forme d’expression. Madame de Scudéry a été précurseuse de ce travail, poursuivi par Madame d’Aulnoy. Elle revendique son adresse à un public adulte et mondain, et se départit des lieux communs de la vieille nourrice et de la « naïve simplicité »5 du matériau folklorique.
Ces conteuses se connaissent, s’écrivent par récits interposés et se soutiennent face à la polémique. Ces femmes partagent parfois le même destin du mariage forcé à des hommes beaucoup plus âgés et violents (Mme de Murat et Mme d’Aulnoy par exemple) et transcendent justement cet asservissement et ces formes d’intimidation grâce au merveilleux, espace ouvert du conte de fées. « Prises à partie en tant que romancières par Boileau dans sa dixième Satire, « Contre les femmes »6, en 1694, vilipendées par les Entretiens sur les contes de fées de l’abbé Pierre de Villiers en 16997, elles se serrent les coudes »8. Leurs détracteurs masculins critiquent la liberté prise dans leurs récits qui autorisent les changements de rôles, de genres, de destin. La réprobation est à la fois esthétique et morale. Jugées « oisives et frivoles », leurs mœurs sont condamnées et constituent un argument critique à part entière contre leurs écrits, qualifiés de littérature de « mauvais goût »9. Pourtant, les contes de l’autrice sont réimprimés cinq fois pendant la première moitié du 18e siècle, ceux de Charles Perrault quatre fois10, témoignant d’un vif engouement du public pour le merveilleux.
L’ouvrage conservé par le musée, témoins de différents lectorats
Madame d’Aulnoy est principalement connu pour son recueil de Contes de fées, publié en 1697, puis pour son ouvrage Contes nouveaux ou Les Fées à la mode, paru entre 1697 et 1698, recueil contenant le « conte de la Chatte blanche », repris et isolé dans l’édition conservée par le musée.
Ce livre a été imprimé à Limoges chez François Chapoulaud, entre 1789 et 1840, période d’activité de l’imprimeur11. D'autres contes de cette autrice y ont été imprimés, tel que Le Prince Lutin et Fortunée, contes tirés des Fées, par Mme D***, conservé à Troyes12 [Bbl 3506].
Ce livre broché est couvert d’un papier bleu, couvert lui même par une chute de papier dominoté. Au 19e siècle, se généralise la vente d’ouvrages prêts à la lecture. Avant cela, les livres brochés en attente de reliure étaient protégées par des feuilles de papiers collées ou cousues13. La couverture bleue collée de l’édition du conte de Madame d’Aulnoy est représentative des éditions de la Bibliothèque bleue, nommée ainsi en raison de ces couvertures protégeant les livres brochés vendus par les colporteur·ices, papier bleu issu des emballages de pains de sucre. Les éditions dite de la Bibliothèque bleue recouvrent des formules éditoriales répandues à travers le pays mais inaugurées par Nicolas Oudot, imprimeur et libraire de Troyes à partir de 1606, rapidement imité par d’autres éditeur·ices, dont l’entreprise consiste à imprimer et diffuser dans le royaume de France romans, récits religieux ou historiques, recueils de poésies et de chansons, recette de cuisine et conseils de santé par le colportage. La personne ayant conservé ce livre dans sa bibliothèque a décidé de garder, et la couverture bleue et le papier dominoté. D’autres cas similaires sont apparus dans les fonds des bibliothèques patrimoniales comme celle de Troyes, révélant la tendance au tournant du 19e siècle de recouvrir les livres de papier décoré14, et confirmant par-là la datation de notre ouvrage. Parmi les papiers décorés, les papiers dominotés sont les plus nombreux car les moins coûteux. Obtenus à partir de matrice de bois gravés, la technique d’impression employée pour la production est la même que pour l’impression textile, celle des papiers peints, des cartes à jouer et des estampes populaires15.
Les contes de fées intègrent les collections de la Bibliothèque bleue dès le début du 18e siècle, parallèlement à leur émergence dans le paysage littéraire français de l’édition classique. Les éditions des contes de Madame d’Aulnoy sont d’abord publiés entre avril 1697 et février 1698 chez Claude Barbin, célèbre imprimeur-libraire parisien, spécialisé dans le merveilleux16 et chez la veuve de Théodore Girard17. Les écrits de Madame d’Aulnoy ont été modifiés, simplifiés parfois pour les éditions de colportage, destinées à une diffusion plus large. « Transportés dans les ballots des marchands, ils doivent être légers, d’où leur format réduit et l’absence de reliure »18. La matérialité de ces brochures, la qualité de leurs impressions et du papier utilisé, s’expliquent par la nécessité de baisser les coûts de production, pour baisser le prix de vente de l’ouvrage, le rendre léger et facilement transportable pour cette activité de colportage, activité commerciale qui va au devant de la clientèle dans les villes d’abord, puis dans les campagnes, pour s’installer durablement dans tout le territoire français à la fin du 18e siècle, suivant la trajectoire des progrès de l’alphabétisation. Les annotations trouvées sur les livres de la Bibliothèque bleue attestent de phases d’apprentissage de l’écrit avec ces ouvrages comme support. Certains portent même la profession de leur propriétaire : un jardinier, un clerc et une couturière, exemples collectés dans le fonds patrimonial de la Médiathèque du Grand Troyes19. Cependant, l’existence de recueils de ces brochures, richement reliés aux armes de leurs propriétaires, est la preuve d’un lectorat contemporain aisé.
Ainsi, les contes de Madame d’Aulnoy, objet d’un véritable succès littéraire, ont connu à la fois un lectorat mondain et noble et un lectorat populaire du temps de la vie de l’autrice, mais aussi une large diffusion par le biais du colportage plus d’un siècle après sa mort. Autant d’indices concernant les usages faits du livre, les personnes l’ayant lu et possédé et les moyens de sa diffusion, à retrouver dans sa matérialité, le papier utilisé, le type, le lieu d’impression, l’état et l’apparence de sa couverture.
Notes
1_Marie-Catherine Le Jumel de Barneville Aulnoy (1650 - 1705), Contes des Fées, contenant La Chatte blanche ; et Blanche Belle, Limoges, François Chapoulaud, MICG, inv. 4375
2_Sylvie Robic, Madame de Murat, Contes de fées queer, Rivages Poche, coll. « petite bibliothèque », 2024, préface.
3_Voir notamment Sylvie Robic, présentation des Maximes de Mme de Sablé, Paris, Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2015
4_Joan Dejean, « Un grand siècle pour les femmes auteurs », Femmes et littérature, une histoire culturelle 1, Martine Reid (dir.), Paris, Folio, 2020, p. 555
5_Selon l’expression de Charles Perrault dans la préface de la première édition de ses Contes, 1697
6_Nicolas Boileau-Despréaux a publié en 1666 un premier ensemble de sept satires, qu’il va compléter dans les trente années qui suivent. En 1694 paraît la « Contre les femmes », Satire X, qu’il prétend avoir écrite dix ans plus tôt. Voir Boileau, Œuvres I, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1969
7_Abbé de Villiers, Entretiens sur les contes de fées et sur quelques autres ouvrages du temps. Pour servir de préservatif contre le mauvais goût. Dédiés à Messieurs de l’Académie française, Paris, J. Colombat, 1699
8_Sylvie Robic, Madame de Murat, Contes de fées queer, op.cit., préface.
9_Comme dans le titre du pamphlet de l’abbé de Villiers
10_Nelly Kabac, (Bibliothèque Diderot de Lyon, département Patrimoine et conservation), Carnet Hypothèses, BU Lyon, https://bibulyon.hypotheses.org/10505
11_« fils de l'imprimeur-libraire Martial II Chapoulaud (1744?-1789), émancipé par son grand-père Pierre Chapoulaud le 9 septembre 1789 et en activité dès cette date », Chapoulaud, François, notice IdRef, http://www.idref.fr/174594259/id
12_Le Prince Lutin et Fortunée, contes tirés des Fées, par Mme D***, conservé à Troyes, Médiathèque Troyes Champagne Métropole, Cote : Bbl 3506, Catégorie : Livrets de colportage
13_Clémence Imbert, Les Couvertures de livres, Une histoire graphique, Imprimerie nationale éditions, Actes Sud, Arles, 2022, p. 42
14_André Jammes, Papiers dominotés. Trait d’union entre l’imagerie populaire et les papiers peints, France, 1750-1820, Paris, Éditions des Cendres, 2010 ; Marc Kopyliv, Papiers dominotés, ou l’Art de revêtir d’éphémères couvertures colorées livres et brochures entre 1750 et 1820, Paris, Éditions des Cendres, 2012 dans Clémence Imbert, Les Couvertures de livres, op. cit., p. 45, note 27.
15_Clémence Imbert, ibid., p. 45
16_Nelly Kabac, Carnet Hypothèses, loc. cit., https://bibulyon.hypotheses.org/10505
17_Valentina Alzati, Les Contes de Mme d’Aulnoy et leur fortune en Europe (France ; Italie ; Grande-Bretagne ; Allemagne) 1752-1935, Thèse de doctorat de l'Université Paris-Saclay, préparée à l'Université de Saint-Quentin en Yvelines, 2018, pp. 66-67.
18_La Bibliothèque bleue, dossier didactique, service éducatif de la Médiathèque du Grand Troyes, Académie de Reims, Ministère de l’éducation nationale.
19_Marie-Dominique Leclerc, Alain Robert, « La Bibliothèque bleue », Qui+est, n°2, juillet 2021, https://quiplusest.art/bibliotheque-bleue/