Vignettes, une enquête typographique
" Pour la première fois depuis sa création en 1964, une grande enquête a eu lieu au musée cette année. Vrai cold-case, le dossier pourtant brûlant des Vignettes typographiques restait en dormance depuis 61 ans.
Cette collection de vignettes est si riche que ce fut presque mission impossible d’en faire le tour. Des milliers d’ornements de styles, tailles ou époques divers pour lesquels des années de métier mais aussi une immense patience ont été nécessaires.
Dans les ateliers d’antan, les compositeurs, dont le vocabulaire était aussi fleuri qu’un champ de pétunias, auraient bien volontiers qualifié une telle mission d’Histoire de la Chine (ouvrage irréalisable car trop long). Néanmoins, il était temps !
Pressés par l’imminence des travaux, et devant la disparition inéluctable des témoignages ou des savoir-faire, le MICG m’a diligentée en tant que professionnelle de la police, spécialiste des casses lyonnaises ou parisiennes.
Dans l’exercice de mes fonctions, l’on me connaît pour avoir un caractère bien trempé, l’oeil du typo et pour surtout de ne jamais, ô grand jamais, manquer de cran. De plus, je n’en étais pas à ma première enquête et aucune épreuve ne me rebutait.
Par chance, carte-blanche me fut accordée, avec permission d’accès à toutes les archives, réserves, ouvrages séculaires et, comble d’un traitement inhabituel, des délais très conséquents.

Mes perquisitions débutèrent par un inventaire à la Prévert, listant les sujets, quantifiant les pistes, recherchant le moindre indice à l’aide de mon compte-fil telle Sherlock Holmes et sa fameuse loupe. J’adoptai donc une stratégie mêlant expérience, méthodologie et improvisation :
- Constater la situation ;
- Isoler le périmètre ;
- Faire un état des lieux ;
- Rassembler les pièces à convictions ;
- Identifier les familles, groupes, provenances ;
- Lever de doute ;
- Inventorier puis valoriser.

Mais, qu’est-ce qu’une vignette ? Une complice de premier choix pour des types plutôt latins. Elle tire son nom du fameux fleuron d’Alde Manuce (illustre italien qui avait un sérieux penchant pour l’italique et cité dans de nombreux cartels). Ce fleuron figurait une petite feuille de vigne, roulée par l’automne.
Si, à l’origine, cette désignation n’incluait que ce qui contenait des ceps ou des pampres, bien vite elle s’appliqua à tout ornement.
Les vignettes étaient obtenues grâce à des matrices de cuivre dans lesquelles le fondeur laissait couler un alliage en fusion à 300° constitué de plomb, étain et antimoine.
Mais bien avant cette étape, le dessin était confié à des Vignettistes, dessinateurs qui concevaient l’ornement ; ensuite à des graveurs chevronnés qui, eux, taillaient des poinçons en acier trempé qui servaient alors à frapper les matrices (moules).
Ce n’est pas sans rappeler la technique vénérable de la xylogravure. Mais, là s’arrête la comparaison. De la gravure sur bois résultait un modèle unique, alors que les vignettes typographiques étaient reproduites à l’infini grâce au moulage. Un vrai business avec pignon sur rue !
La formation des vignettistes était très sélective. Seuls quelques uns devinrent célèbres à l’image d’Alfred Latour et ses « Traits de plume », souvent copiés, jamais égalés.

La concurrence était donc plutôt rude. Afin de se démarquer, chaque fonderie édita de magnifiques catalogues richement reliés, vantant leurs réalisations exubérantes, la modernité de leurs motifs, les associations possibles, le tout imprimé dans des camaïeux suggestifs. Ces ouvrages n’étaient offerts gracieusement qu’aux meilleurs clients, les plus fidèles.
Ils furent de bien précieux alliés dans mon enquête.
Catalogues ou pas, les contrefaçons se multiplièrent allègrement.
Je ne fus guère surprise puisque, et c’est sans doute un cliché, la reproduction est dans l’ADN même de l’imprimeur depuis Gutenberg !
Si la vignette agit parfois seule, le plus souvent c’est en bande organisée qu’elle œuvre, avec pour mission de séduire, attirant le regard, détournant l’attention d’une éventuelle coquille.
À cette étape de l’enquête, les révélations et retournements de situation s’enchaînaient. Et tel le tonneau des Danaïdes, plus j’avançais, plus j’en découvrais.
Un vrai butin ! Des trésors typographiques accumulés par des imprimeurs au fil des siècles furent tirés de la poussière et de l’oubli. Pas de vulgaires têtes de clous, non, mais de vaillants soldats de plomb arborant fièrement leurs décorations, incroyablement rescapés.

Et c’est avec un immense respect que je souligne le rôle qu’on joué tous les donateurs ayant élu notre musée comme réceptacle culturel ; à ceux qui les ont protégées de la destruction au fil du temps. Afin de leur rendre hommage, je n’ai qu’une envie : mettre en évidence leur beauté et leur histoire en les abreuvant d’encre.
Je démarrai donc l’identification définitive pour constituer des dossiers spécifiques.
Parmi tous les corps entassés, outre la poussière, je constatai de nombreuses lésions, jambages amputés, écrasements multiples, oxydation. Ces chères vignettes, victimes de trop fortes pressions étaient déjà au bout du rouleau.
Mais, ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire la grimace !
Et cela fait belle lurette que les anciens m’ont mise au parfum sur la méthode à suivre. Je connaissais déjà de nombreuses vignettes pour m’y être frottée, mais aussi la possible présence d’un indice rare mais vital sur un côté des ornements. La marque du fondeur.
Aussitôt, mon enquête s’accéléra et mes recherches mirent alors en relief l’existence d’un réseau international de fondeurs, allant de la France à l’Allemagne, en passant par l’Italie ou la Grand-Bretagne. Lyon étant alors un carrefour d’échanges privilégié.
Certaines fonderies étrangères eurent même des succursales à Paris d’où elles écoulaient des tonnes de plomb avec aplomb.
Des noms apparurent : Fournier ; Deberny & Peignot ; Fonderie Typographique Française ; Warnery ; Turlot ; Caslon ; Nebiolo ; Schelter & Geisecke ; Mayeur...
Afin de fidéliser leurs clients, ces fonderies déclinèrent un large échantillon ornemental : gothique pour les amateurs de sensations fortes ; Renaissance pour une cure de jouvence ; Didot pour paraître plus beau ; Elzéviriennes pour les parisiennes ; art-nouveau pour être la star des réseaux ; fleurons pour rester dans le ton ; géométriques pour leur côté dynamique ; racines carrées pour épater.
Face à cette multitude, il devint évident qu’il me fallait des agents en renfort. Virginie A., Clotilde S., Rachel D. constituèrent bien vite une équipe aussi motivée que volontaire.
Et ce n’est pas sans une pointe de fierté que j’enseignai à cette bleusaille quelques notions de typographie. Bien vite, elles s’armèrent de gants et brucelles pour se plonger dans l’enquête des vignettes. Dès lors, elles mirent en évidence deux identités spécifiques : les vignettes en plomb et les galvanotypes. Leur signe particulier : une tête rousse-cuivrée typique et bien différente de l’apparence grise des premières.
Mes acolytes, d’abord impressionnées par le côté rutilant des « galvanos », comme on dit dans le jargon des typos, apprirent rapidement qu’ils dissimulaient surtout un côté bien plus sombre. Et je connais personnellement de nombreux culs-de-lampe parmi eux.

À ce jour, j’estime avoir terminé ma mission et avoir identifié et répertorié 90% des vignettes du MICG. On déplore malheureusement 10% non-identifiées, jusqu’à une éventuelle poursuite de l’enquête ultérieurement. Nom de code de ce dossier : Vignettes diverses.
Or, seules de nouvelles révélations d’un indic ou le témoignage d’un spécialiste, permettraient de statuer sur la véritable identité de ces vignettes, dites diverses, et ainsi clore définitivement cette enquête. Le danger demeure que, avec le temps, il y aura alors sans doute prescription...
Aujourd’hui, ces vignettes, inventoriées, font partie de nos collections les plus précieuses. Elles témoignent d’une histoire et du rôle particulier qu’elles ont tenu dans l’histoire de l’imprimerie. "
Fernande Nicaise, compositrice typographe